Géraldine Bertrand

Facilitatrice – Chargée de prospection


 

Autrefois entrepreneure dans la création textile, Géraldine est aujourd’hui chargée de prospection1 pour le Guichet d’Économie Locale – Dansaert. Ou, plus précisément, « chargée de mission- facilitateur », dans le cadre d’un projet financé par la Région. Elle rencontre les entrepreneurs bruxellois (indépendants, TPE et PME), afin d’écouter leurs besoins et de les réorienter vers différents services de soutien à l’entreprise. En 2022, le plan de relance régional2 l’incite à inscrire son accompagnement dans la « Shifting economy », qui émane de la SRTE, Stratégie Régionale de Transition Économique.

En binôme avec son collègue Xavier Van den Bossche, facilitateur transition et post-création , formé à l’Institut d’Éco-conseil de Namur, elle a travaillé sur tous les freins rencontrés lors de la crise sanitaire, afin d’adapter l’accompagnement aux enjeux actuels. C’est avec une boîte à outils réassortie, qu’elle nous explique cette approche nouvelle.

Quel est l’objectif principal de cet accompagnement ?

L’idée est que nous puissions vraiment travailler avec l’indépendant sur sa résilience, face à l’avenir. La résilience désigne la capacité d’une personne ou d’un système à retrouver l’équilibre après un choc. Travailler sur sa résilience permet à l’entrepreneur de devenir plus fort face aux différents chocs.

Qu’est-ce qui le différencie de l’accompagnement précédent ?

Habituellement, quand on accompagne un porteur de projet, on réfléchit à un parcours du point A pour l’amener à un point B. De façon linéaire, comment l’emmener vers son ambition professionnelle ? En économie circulaire, on essaie de l’amener à ne plus créer trop de déchets, à diminuer l’impact environnemental de son projet. L’accompagnement à la transition va beaucoup plus loin car on doit articuler 3 pôles : économiquement prospère, socialement inclusif et écologiquement durable.

Comment faire pour associer ces trois pôles ?

Comme on est dans un GEL, on part de l’économique : comment réduire les coûts à certains endroits, pour les réinvestir, sur le plan écologique ou social. Par exemple, une nouvelle réglementation se prépare, qui impose le tri des déchets organiques dans les commerces Horeca. On invite l’entrepreneur à réfléchir de manière systémique, c’est-à-dire à envisager une logique de filière pour résoudre un problème spécifique.

Aurais-tu un exemple concret ?

Dans certains quartiers, la mobilité peut devenir problématique. C’est le cas du quartier Lemonnier-Stalingrad, où les travaux sur une nouvelle ligne de métro entravent fortement la circulation. En mai 2020, l’association de commerçants Stalem, soutenue par la Ville de Bruxelles et Groupe One, a lancé un projet-pilote, qui consiste à mutualiser les commandes par secteur d’activité, tout en gérant collectivement les déchets. Les commerçants d’un même secteur regroupent leurs commandes, tandis que leurs déchets sont récupérés à vélo pour être ensuite triés et revalorisés. Le concept permet à la fois de réduire et recycler les déchets, d’améliorer la mobilité (pôle écologique), de réduire le coût des commandes (pôle économique) et de créer un réseau de solidarité entre commerçants, au sein d’un même secteur (pôle social).

Comment amenez-vous l’entrepreneur vers ce nouveau défi ?

Nous lui proposons des outils spécifiques, pour identifier et avoir une vision globale de son modèle économique. Ces outils permettent de mieux cerner le besoin auquel répond l’activité, d’anticiper le changement de comportement du public-cible et de s’y adapter, en élaborant un nouveau système de valeurs.

C’est une forme de diagnostic ?

Oui et, en même temps, cela permet à l’entrepreneur de lever des freins dont il n’a pas toujours conscience. Une fois ces freins identifiés, nous l’aidons à prendre les décisions adéquates. Ce temps d’arrêt l’oblige aussi à se poser car, la plupart du temps, il a le nez dans le guidon.

Quel est le point sensible du moment ?

Les indépendants sont tellement en train d’essayer d’éponger leurs trésorerie (qui a fondu), qu’ils n’ont plus le temps de gérer leur équipe. Ils espèrent que tout le monde reste sur le pont. Ils n’ont plus de vision, ils sont fatigués et ils ont peur… Nous les invitons à aller voir leurs équipes.

Quelles sont les nouvelles difficultés observées ?

Ces deux dernières années, tout s’est accéléré. Les chocs sont de plus en plus fréquents et plus rapprochés (crise sanitaire, crise énergétique). De nouveaux freins sont apparus avec la hausse du coût de l’énergie :  la prise de décision est plus complexe, la lecture des données requiert davantage de rigueur. L’entrepreneur doit se plonger régulièrement dans ses chiffres pour bien les comprendre. Nous l’y aidons, s’il le souhaite.

Quelles sont les difficultés les plus flagrantes ?

Nous avons identifié la combinaison de deux types de difficultés : l’inconfort et la complexité. Quand on rend visite aux indépendants, on leur dit que l’on va essayer de réduire la zone d’inconfort dans laquelle ils se trouvent. Quant au sujet complexe de la transition, on ne l’amène pas tel quel.

Comment fais-tu alors pour introduire la Shifting Economy ?

Je ne la nomme pas. Les indépendants sont centrés sur leurs difficultés. Vu la situation qu’ils vivent aujourd’hui, ils ne sont pas disponibles pour cela. Par contre, la Shifting Economy implique que les subsides régionaux seront alloués en priorité aux projets entrepreneuriaux dont les marqueurs répondent à la transition.

Tu veux parler des critères « d’exemplarité sociale et environnementale3 » ?

Nous ne citons pas ces termes mais nous essayons de les accompagner dans la transition pour qu’ils arrivent à cette « exemplarité ». Par exemple, dans l’Horeca, le label Good Food permet d’obtenir des aides. Nous les mettons en contact avec les personnes compétentes, afin qu’ils puissent l’obtenir. On leur explique les avantages en termes de réseau et de visibilité, d’un point de vue économique. Ces labels ne se cantonnent pas à l’Horeca, ils existent aussi dans d’autres secteurs.

La méthode prône-t-elle la co-construction d’alternatives en équipe ?

Dans l’optique d’équilibrer à la fois, le social, l’environnemental et l’économique, l’équipe a toute son importance. Dans des modèles innovants, la gouvernance sera partagée et les équipes seront plus engagées. Des compétiteurs deviendront des collaborateurs. Mais nous ne forçons rien.

C’est de l’écologie au sens large, tant au niveau humain qu’environnemental ?

Exactement. Aussi on encourage le « multi-acteurs » ; on ne parle plus de concurrence mais de collaboration. C’est encore très difficile. Mais cela se fait déjà dans certains secteurs. Par exemple, celui des soins esthétiques.

Quelle forme prend la collaboration ?

Par exemple (et très schématiquement), chez le coiffeur : un employé coiffe un client et il y a trois sièges vides. Les autres employés ont été licenciés à cause de la crise. Plus haut dans la rue, un autre coiffeur est dans la même situation. On leur suggère diplomatiquement de s’unir.

Comment réagissent-ils ?

Au début, ils sont très réticents : pour eux, cela reste un concurrent. Et là, je reviens avec le pôle économique. Parce que, quand on parle avec des gens qui sont en difficulté financière, c’est l’argument qu’ils attendent. C’est compréhensible, c’est l’instinct de survie. Ils sortent de deux ans de crise.

Dans le cas du coiffeur, comment argumentes-tu les avantages économiques ?

Je lui fais entrevoir qu’en se mutualisant avec un autre coiffeur, il pourra partager la location du lieu et qu’ils pourront s’entraider en termes de savoir-faire. Parce que l’autre utilise des teintures naturelles depuis des années, par exemple, et qu’il pourra lui apprendre. Et qu’en plus, ils ne seront plus seuls.

Et les deux autres aspects, social et écologique ?

Ils découlent des avantages économiques de la collaboration. On sait que cela va être riche pour eux sur le plan humain. Intégrer le pôle « socialement inclusif » est aussi une manière de se rendre visible pour certaines communautés.

Quelle est la différence de collaboration avec un employé ?

Le rapport avec l’employé est différent car il ne porte pas ce poids, de tenir toute la société. Il vient, il coiffe et l’employeur lui paie son salaire. Travailler avec un autre coiffeur peut apporter une solidarité entre « pairs ». Microstart, par exemple, a accompagné un espace de coworking pour coiffeurs. Donc, ça vient doucement.

Comment faire pour que cela se développe ?

Nous devrons mettre en place des dispositifs qui facilitent la dynamique multi-acteurs : par exemple, sous forme de session collective où les indépendants se rencontrent et où l’on tente d’envisager l’avenir ensemble. Des lieux où l’on co-construit un économie régénérative, pour répondre aux enjeux actuels.

Certains seront des pionniers dans ce domaine ?

Peut-être. Il faudra identifier les porteurs de projets qui incarnent la transition, portent ses valeurs, et les développent. Encourager ceux et celles qui souhaitent évoluer vers un mode de gouvernance partagée, afin qu’ils puissent relayer ce changement de vision.

N’est-ce pas aussi un processus de changement des mentalités ? 

Dans cette approche systémique, qui permet d’aborder la complexité, un des premiers leviers est de travailler sur les changements de comportements. Plusieurs hypothèses de travail sont dessinées, qui permettent aux porteurs de projets de réfléchir à ces changements. Le changement de système viendra dans un deuxième temps.

Le site Boost your shop, initié par Hub.Brussels, publie des témoignages de commerçants qui s’associent entre eux. Apparemment, ce qui fonde la collaboration c’est qu’ils sont complémentaires.

C’est déjà très bien. Mais nous osons aller plus loin. Le défi ultérieur est d’arriver à ce qu’ils se disent : « Même si on fait la même chose, on ira plus loin si on le fait ensemble. » Pour le moment, nous accompagnons deux personnes qui vendent les mêmes produits, dans le domaine des cosmétiques à Bruxelles. On leur dit toujours : « On n’est expert en rien. On est là pour vous challenger. Il y a plein d’experts sur le terrain, qui sont vos concurrents. » Notre but est de les amener à réaliser qu’en s’unissant, elles pourront échanger leurs expériences et s’épauler : mais on en est encore loin.

En savoir plus

Propos recueillis par Valérie Decruyenaere, Chargée du projet 7 Jours Santé

 

 

Comment accompagner a la transition économique ?

Les enjeux écologiques de ces dernières décennies ont suscité l’urgence de la transition économique. La crise énergétique en a accéléré le processus. Ce sujet est cependant délicat, lorsque l’on accompagne des entrepreneurs en difficulté financière. Voici quelques pistes et outils, synthèse du témoignage de Géraldine sur son travail au GEL-Dansaert.

  • S’APPUYER SUR LE « CIRCULAR BUSINESS MODEL CANVAS» (CBMC) : Si les cases « transition » restent vides, inviter l’entrepreneur à identifier pourquoi et l’aider à adapter son projet en conséquence.
  • NE PAS PROPOSER DE SOLUTIONS MAIS DONNER DES PISTES : Veiller à ce que l’entrepreneur se sente maître de ses décisions. Suggérer des pistes laisse le champ libre à la réflexion, ainsi qu’à une prise de décisions « justes pour lui ».
  • INVITER À PRENDRE LE TEMPS DE S’ARRÊTER : Dégager deux heures pour visualiser sa situation de manière globale (via le CBMC, par exemple) permet à l’entrepreneur de mettre en lumière certains freins et d’envisager des solutions.
  • UTILISER L’ARGUMENT ÉCONOMIQUE : C’est humain : l’entrepreneur en difficulté ne peut envisager d’autre aspect que sa situation financière. Le but premier est donc de l’aider à réduire sa zone d’inconfort. L’argument économique est le pilier qui soutient les pôles social et écologique. Concrètement, accompagner l’entrepreneur dans sa réflexion sur « comment réduire les coûts de certains postes, afin de réinvestir sur le plan social ou écologique ? ».
  • TROQUER LA CONCURRENCE POUR LA COLLABORATION : L’idée de collaborer avec d’autres sera mieux accueillie si vous en soulignez l’intérêt économique. Mutualiser les commandes, par exemple, réduira à la fois le coût des produits et celui de la livraison. Les avantages humains et écologiques émergeront d’eux-mêmes, en cours de collaboration. Cependant, cette transition ne va pas de soi : elle requiert du temps et un accompagnement continu.
  • REVALORISER LE PÔLE SOCIAL : Sensibiliser l’entrepreneur au fait que la dimension humaine représente une plus-value. Le bien-être de son équipe garantit le bon fonctionnement et la productivité de son entreprise. Encouragez-le à communiquer avec ses employés ou collaborateurs, à écouter leurs besoins, afin d’y apporter des réponses concrètes.

 

 


1. Nous avons appris en janvier 2023 que Géraldine ne travaillait plus au GEL-Dansaert. Nous avons néanmoins maintenu la publication de l’article, vu la richesse de l’interview.

2. Financé par Barbara Trachte, Secrétaire d’Etat à la Région de Bruxelles-Capitale, chargée de la Transition économique et de la Recherche scientifique.

3. Parmi les objectifs de la politique régionale, axée sur la Shifting Economy on trouve celui-ci : « Développer un cadre de soutien progressif pour les acteur.trice.s économiques bruxelloi.se.s afin qu’ils/elles puissent atteindre l’exemplarité sociale et environnementale. Ce critère s’avèrera nécessaire à l’horizon 2030 pour bénéficier des outils économiques de la Région. »