Entreprises et crise énergétique : comment garder le cap ?

Autrefois entrepreneure dans la création textile, Géraldine est aujourd’hui chargée de prospection1 pour le Guichet d’Économie Locale – Dansaert. Elle rencontre les entrepreneurs bruxellois (indépendants, TPE et PME), afin d’écouter leurs besoins et de les réorienter vers différents services de soutien à l’entreprise.

En 2022, le plan de relance régional2 l’incite à inscrire son accompagnement dans la Shifting Economy, c’est-à-dire, dans le sens de la transition économique. En pleine crise énergétique, le défi est de taille.

Comment a évolué la situation des indépendants que tu conseilles, entre le « post-Covid » et la crise énergétique ?

Dans l’Horeca, il y a un grand manque de personnel et la crise énergétique vient y ajouter des frais énormes. Le secteur de la boulangerie est en grande difficulté. J’ai rencontré récemment un indépendant qui avait lancé une chaine de wasserettes. Les machines tournent à vide toute la journée. L’argent que les clients y insèrent lui permet juste de payer ses frais.

Quels sont les risques, côté clientèle ?

Les clients de wasserettes sont généralement des gens qui n’ont pas de machine chez eux. On peut supposer que, si des indépendants comme lui doivent fermer, parce que leur activité n’est plus rentable, certaines familles n’auront plus d’endroit pour laver leur linge.

Quels sont les autres secteurs en difficulté ?

Les services et métiers de contact (coiffure, esthétique, bien-être…) sont aussi en questionnement. Les clients commencent à couper dans certaines dépenses, jugées superflues ou non-prioritaires. Cela entraîne une baisse d’activité de ces indépendants. Certains clients espacent les rendez-vous ; d’autres changent leurs habitudes et sélectionnent davantage les services. Par exemple, chez le coiffeur, ils opteront pour une simple coupe et feront la coloration eux-mêmes. On constate par ailleurs une chute du chiffre d’affaires dans les bio-shops.

Comment l’expliquer ?

Je ne peux le savoir avec certitude mais on peut faire cette hypothèse : les clients de bio-shops sont des personnes à revenu moyen ou élevé. La crise les pousse peut-être à répartir leurs achats entre les magasins bio et la grande distribution. Par exemple, à acheter les fruits en bio et le reste au supermarché.

Les aides publiques proposées peuvent-elles atténuer l’impact de la crise ?

Provisoirement, cela permet un sursis. Mais sur le terrain, on constate que souvent, cela reporte les problèmes. Durant la crise sanitaire, un certain nombre d’indépendants ont obtenu un droit passerelle. Le montant du droit passerelle était de l’ordre de 1700€ mais brut. A ce moment-là, en tant que conseillers, nous les avons sensibilisés au fait qu’un an plus tard, ils seraient taxés 30% sur ce montant. Mais leur situation était tellement critique, qu’ils ont utilisé la totalité de ce qu’ils ont reçu.

Que vivaient-ils concrètement, à ce moment-là ?

Prenons un exemple. Un indépendant en activité depuis 25 ans investit dans l’immobilier, en vue de compléter sa pension. Ou alors il se dit : « mon business fonctionne bien, donc je m’octroie un salaire de 3000€ net et j’ai différents crédits. » Vient la crise sanitaire : il est obligé de fermer son Horeca et il ne peut plus s’octroyer les 3000€ pour payer ses crédits. L’État lui octroie 1700€ brut de droit passerelle, alors qu’il a planifié sa vie sur base d’un 3000€ net.

Ne peut-il pas alors revendre ses biens immobiliers ?

Oui mais, en pleine crise sanitaire, il n’est pas si simple de revendre un bien. D’autre part, il a investi pendant des années et c’est tout ce plan de vie qui s’écroule. Il reçoit alors 1700€, sur lesquels il sera taxé de 30% l’année suivante. Certains qui, pendant le covid, n’ont eu d’autre choix que de fermer boutique, ont obtenu un double droit passerelle, qui tournait autour de 2500€ brut. Mais on reste dans des plafonds trop bas pour pouvoir assumer les plans de vie d’avant la crise.

Et donc aujourd’hui, ils ont un retour de manivelle ?

Oui. Comme le travail a repris, ils sont maintenant tous taxés sur l’aide qu’ils ont perçue pendant la crise. Ce qui donne lieu à cette situation absurde : ils recontractent des crédits pour rembourser le brut du droit passerelle, accumulé pendant deux ans.

Jusqu’où peut aller cet endettement ?

Certains rouvrent leur activité mais avec des dettes, parce qu’ils n’ont pas pu payer leur loyer pendant le Covid3. A la réouverture des activités, le moratoire sur les loyers, instauré pendant la crise, a été levé. Les propriétaires réclament donc leur dû. Dans l’Horeca, les loyers grimpent vite jusqu’à 5000€/mois. Sur X mois de fermeture, je te laisse faire le calcul.

Et à cela s’ajoutent les 30% de taxe sur le droit passerelle…

Oui. Certains rouvrent parfois avec plus de 100.000€ de dettes. Ils se voient obligés de recourir à nouveau au crédit, lequel est évidemment plus difficile à obtenir puisqu’ils sont endettés. Sans compter, l’indexation des salaires.

Je suppose que cela ne facilite pas l’accompagnement ?

C’est très difficile. Ils me disent : « Merci d’être venue, ça nous a fait du bien mais bon… » D’autant plus que maintenant, je dois aussi amener l’accompagnement à la Shifting Economy. J’ai un rôle de prospection : je vais les trouver là où ils sont et je les sensibilise à la transition économique. Je les encourage à aller voir mon collègue, qui est coach spécialisé en ce domaine.

Comment accueillent-ils cet accompagnement ?

Ils s’étonnent souvent que l’accompagnement soit gratuit et nous demandent qui paie. Nous essayons que ce ne soit pas péjoratif, ce qui est malheureusement un peu le cas.

Péjoratif ?

En pré-création, les porteurs de projet ont une autre vision de l’accompagnement. Quand tu crées une activité, tout est bon à prendre : tu vas chercher toutes les aides, c’est gratuit, tu te fais accompagner par plusieurs personnes et c’est très riche. Tandis qu’en post-création, pour des indépendants installés depuis longtemps, le service public peut sembler déconnecté de leur réalité.

Pourquoi cette méfiance ?

Un entrepreneur qui a déjà bien roulé sa bosse a tendance à ne pas se faire aider parce qu’il a cette image de l’indépendant qui doit tout gérer seul. Ce qui me fait une « carte d’entrée » est que j’ai déjà été indépendante et que je suis passée par la case « faillite ». Cela me donne une légitimité.

Quelles sont les aides publiques qui seraient bien accueillies ?

Les indépendants sont toujours un peu révoltés qu’il y ait une large offre de formations gratuites pour les personnes au chômage, tandis que pour les entrepreneurs qui veulent continuer à se former, c’est toujours payant. C’est difficile pour eux et cela revient souvent.

Quels sont leurs besoins en formation ?

Un entrepreneur qui a une formation d’hôtellerie, par exemple, et qui ouvre un restaurant : on ne lui a pas appris comment gérer une équipe. Ça ne fait pas partie de son métier, la GRH c’est un autre travail. Les indépendants sont donc souvent des « couteaux suisses » ; ils apprennent sur le tas… On aimerait pouvoir leur proposer une formation en cours du soir mais c’est payant pour eux. Il faudrait pallier ce manque.

Quel est le principal frein à la formation pour les entrepreneurs ?

En général, ce qui les empêche de se former, c’est la perte financière que cela représente. Et ce, même si la formation est gratuite. Si nous suggérons à un indépendant en post-création d’aller suivre une journée d’atelier chez 7 Jours Santé, par exemple, que se passe-t-il dans sa tête ? Tout de suite, il se dit « Je perds 500€ ». Pour qu’il se sente libre d’y participer, il faudrait qu’il n’y perde pas trop de billes.

Quel est le meilleur moment pour organiser une formation pour les entrepreneurs ?

Ça dépend des secteurs. Dans l’Horeca, le lundi matin à 10h est le mieux. C’est à ce moment que j’organise mes séances d’info collectives. En ligne, parce que, pour eux, le lundi est la journée « fournisseurs ». Après si j’ai réussi à capter leur attention, ils me renvoient un mail en disant « En fait, j’ai regardé, vous n’êtes pas très loin finalement… »

Propos recueillis par Valérie Decruyenaere, Chargée du projet 7 Jours Santé.

 

 


1. Nous avons appris en janvier 2023 que Géraldine ne travaillait plus au GEL-Dansaert. Nous avons néanmoins maintenu la publication de l’article, vu la richesse de l’interview.

2. Financé par Barbara Trachte, Secrétaire d’Etat à la Région de Bruxelles-Capitale, chargée de la Transition économique et de la Recherche scientifique

3. A Bruxelles, on ne trouve plus rien en dessous de 1000€ de loyer pour une activité professionnelle.

UNE ÉCOUTE, DES CONSEILS, UN ACCOMPAGNEMENT

La situation actuelle n’est aisée pour personne, y compris pour vous. En tant qu’acteur économique bruxellois, vous êtes en première ligne des personnes impactées par la crise. En cas de débordement, quel qu’il soit, demander de l’aide est humain et normal. Voici quelques bonnes adresses.

1819, premier point d’information pour les entrepreneurs bruxellois

Ce service poursuit un double objectif :

  • Fournir aux entrepreneurs une information de première ligne sur les différents aspects liés à l’exercice d’une activité économique : financements, aides publiques, forme juridique et statut social, démarches administratives…
  • Orienter les entreprises dans le réseau bruxellois des institutions et organismes d’accompagnement.

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Le centre pour entreprises en difficulte (ced)

Émanation de BECI (Chambre de Commerce), le CEd informe, conseille et oriente les chefs d’entreprises et les travailleurs indépendants rencontrant des difficultés professionnelles. La mission du centre est de les aider à faire le point sur leur situation professionnelle et à imaginer de nouvelles solutions aux problèmes auxquels ils sont confrontés : conflits commerciaux ou de collaboration, problèmes de caisse, tracas personnels…

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Les guichets d’économie locale (gel)

Quelques communes bruxelloises disposent d’un guichet d’économie locale (GEL), qui accompagne les entrepreneurs débutants dans le développement de leur activité, en tant que personne physique ou sous forme de société et ce, dans tous les domaines liés à la gestion de votre entreprise. Ses services sont gratuits. Certains guichets sont installés au sein d’un centre d’entreprise.

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Un pass dans l’impasse

Afin d’éviter des situations de mal-être, le « Dispositif de soutien psychologique pour indépendants en détresse » de l’ASBL « Un pass dans l’impasse » offre un soutien spécifiquement destiné aux indépendants francophones.

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