Hugues Luyckfasseel

Conseiller au 1819


Je suis conseiller au sein de l’équipe du 1819 depuis six ans. Je réponds aux questions par téléphone, par mail ou au guichet physique. Nous avons un tel guichet depuis 2017, parce qu’une partie de notre public préfère clairement ce contact direct avec le conseiller. Il s’agit d’un service qui va au-delà d’un call-center : on peut parfois passer 45 minutes, voire une heure, au téléphone avec un interlocuteur. Nous organisons également des séances d’info à destination des starters ou des ateliers thématiques pour les indépendants. En parallèle, nous menons des interventions à l’extérieur, en haute école, par exemple, pour informer les étudiants sur le statut d’indépendant et les orienter.

Avant de travailler au 1819, as-tu été toi-même entrepreneur ?

J’ai un diplôme d’ingénieur de gestion et, avant de collaborer avec le 1819, j’ai travaillé à UCM. J’accompagnais les starters qui recherchaient un financement pour leur projet. J’ai moi-même été indépendant complémentaire pendant plusieurs années, dans le coaching sportif. Cette expérience m’a permis de mieux connaître les réalités de l’indépendant. Au sein du 1819, il y a autant des personnes qui ont exercé antérieurement comme indépendant, que des conseillers qui décident de quitter le 1819 pour créer leur activité. Ce sont généralement des profils ayant une affinité avec l’entrepreneuriat.

Des indépendants inquiets

Qui sont les entrepreneurs qui appellent, que vivent-ils ?

Nous n’avons pas d’augmentation des demandes depuis la crise énergétique. Contrairement au début de la crise Covid où, à partir de mars 2020, les demandes ont explosé : fermetures, entrepreneurs à l’arrêt, questions sur les primes… Le contenu des demandes, par contre, change : depuis plusieurs semaines, on constate des difficultés de trésorerie.

Dans quels secteurs ?

Évidemment, le commerce. On n’a pas de statistiques réelles en termes de secteurs d’activité, mais notre impression est que la proportion de commerçants qui appellent est plus importante que d’habitude. Des gens inquiets par l’explosion de leurs factures d’énergie et qui se renseignent sur les possibilités de soutien financier (prime, octroi de crédit…). Au niveau des secteurs, c’est assez variable. Ce sont généralement des personnes qui sont obligées de maintenir leur consommation énergétique pour exercer leur activité. Une gardienne d’enfants en bas âge, par exemple, nous appelle car elle n’a pas d’autre choix que de continuer à chauffer, préparer à manger et éclairer.

D’une crise à l’autre

Qu’est-ce qui explique cette différence, en termes d’affluence des demandes, par rapport à la période Covid ?

La crise Covid est arrivée de manière brutale et inattendue. Les gens étaient paniqués. De plus, les primes sont arrivées assez tardivement, le temps pour le gouvernement de les mettre en place. Pendant plusieurs semaines, nous avons eu énormément d’appels. Quant à la crise énergétique, elle est arrivée progressivement, on en parle dans les médias depuis plusieurs mois. Les difficultés financières vont crescendo ; c’est moins massif.

L’accès à l’information s’est peut-être aussi élargi suite au Covid ?

Oui, le 1819 est plus visible ; les personnes en difficulté ont le réflexe d’aller sur le site internet pour voir si des primes sont déjà sorties, s’inscrire à la newsletter… Ils connaissent mieux le système. Nous avons notamment créé une FAQ crise énergétique, mise à jour quotidiennement. Cela n’empêche pas que des gens continuent à nous appeler parce qu’ils veulent en savoir plus.

Dans quelle situation se trouvent-ils ?

Certains s’en sortent mais anticipent la crise à long terme. D’autres ne s’en sortent plus déjà maintenant et constatent qu’ils n’ont pas d’autre choix que de fermer. Surtout dans les petits commerces. Souvent, il s’agit d’indépendants travaillant seuls ou des TPE qui n’ont plus de trésorerie. Ils ont déjà vu leurs ressources diminuer pendant la crise Covid et aujourd’hui ils ont tout épuisé.

Dans quel état sont-ils ?

Certains nous expriment leurs difficultés, même s’ils sont conscients qu’on ne peut pas leur apporter toutes les solutions.

L’interview récente d’une conseillère du GEL-Dansaert révèle que beaucoup d’entreprises en difficulté aujourd’hui (surtout dans l’Horeca), le sont notamment parce qu’elles sont taxées a postériori sur le droit passerelle, qu’elles ont perçu (en brut) pendant le Covid.

Exactement. C’est l’addition des deux crises qui fait que les gens se retrouvent maintenant dans de grosses difficultés financières, particulièrement les indépendants et TPE. Il est clair que certains secteurs seront plus impactés que d’autres. Pour les commerces c’est très compliqué.

Orienter, pour préparer ce qui arrive

Les aides régionales pourront-elles amortir le choc ?

Le soutien financier annoncé par la Région, qui consiste en une aide directe de 30% des surcoûts énergétiques pour les entreprises les plus touchées par la crise énergétique, fera beaucoup de bien. Malheureusement, il faudra encore patienter quelques mois, car les entreprises ne pourront pas faire la demande d’aide avant février-mars 2023.

Observez-vous une augmentation des faillites ?

Oui, parce que le moratoire instauré pendant le Covid a pris fin. Les arrêts d’activité augmentent aussi. Parfois provisoirement, parce qu’ils n’arrivent plus à payer leurs factures, leur loyer… et ils espèrent pouvoir reprendre plus tard.

Que leur conseillez-vous ?

Généralement, on les oriente vers le CEd (Centre pour Entreprises en Difficulté), qui est un interlocuteur incontournable, puisque ils font une analyse de la situation et, en parallèle, les entrepreneurs ont accès à des experts sur les plans juridique, financier et stratégique. Il y a aussi une partie des indépendants qui sont dans une détresse psychologique. Le CEd les oriente vers des organismes comme Un Pass dans l’impasse, qui apporte un soutien psychologique. Enfin, si nous estimons que l’aspect préventif est encore adéquat (ateliers et outils), nous les aiguillons vers 7 Jours Santé. 

Votre rôle est principalement d’orienter ?

Oui, nous sommes assez polyvalents mais nous ne sommes pas psychologues. Nous pouvons écouter la personne mais, pour les solutions, nous orientons vers les services compétents.

Il y a beaucoup d’indépendants en détresse ?

La proportion de personnes au bout du rouleau n’est pas encore très importante. Mais, vu l’inflation et l’explosion des coûts énergétiques, elle va augmenter et ce, malgré les primes. Cela ne fait aucun doute. Nous devons nous préparer à recevoir des appels, dans les prochains mois, de personnes qui ont tout essayé et qui n’y arrivent plus.

Les entrepreneurs qui anticipent en vous appelant aujourd’hui, vous les orientez pour les armer et les préparer au mieux à ce qui arrive ?

Oui, nous leur expliquons toutes les aides possibles. Mais on se rend bien compte que, même avec ce qui est mis en place, ces mêmes personnes, dans quelques mois, risquent d’être confrontées à de grosses difficultés. Je salue leur démarche de nous contacter dès maintenant. Après, il y a des gens qui sont déjà vraiment dans les problèmes. Cela est mis en lumière dans la presse.

D’où la pertinence que 7 Jours Santé diffuse dès maintenant des outils de diagnostic-santé ?

Il est en effet important que l’entrepreneur soit conscient que l’on se trouve dans un marathon de plusieurs années et qu’il va devoir être résilient. Cela nécessite de ne pas attendre trop longtemps avant d’appeler à l’aide. Pour autant qu’il ose demander de l’aide et briser ainsi le cliché de l’entrepreneur super-héros.

Entre résignation et résilience 

Que perçois-tu de l’impact de la crise sur la santé des entrepreneurs ?

Entre collègues, nous détectons parfois un côté très résigné. Il y a des gens qui se disent « Mais en fait, on passe de crise en crise et ça va continuer comme ça. » Donc, si je dois mettre un mot sur l’émotion qui se dégage en ce moment c’est la résignation. Ils sont parfois vraiment désespérés. Alors que, pendant le Covid, il y avait plus de colère.

Les causes de leurs difficultés étaient alors plus identifiables : les mesures restrictives imposées ?

Il y avait un responsable qu’ils pouvaient incriminer. Aujourd’hui, c’est plus complexe : les problèmes sont en grande partie liés à la guerre en Ukraine, au contexte géopolitique et économique autour de ce conflit. Ils réalisent qu’ils n’ont aucune prise là-dessus et qu’ils subissent la situation. D’où ce côté résigné chez certains.

Ressentent-ils une perte de sens par rapport à leur projet ?

C’est parfois le cas. Cette gardienne d’enfants, par exemple, me disait « Quel est le sens de gagner 2000€ brut par mois si c’est pour en reverser 700 en charges ? » Elle me confiait avoir parfois l’impression de travailler pour un multinationale de l’énergie.

Laquelle serait, quand même, un « responsable identifiable »?

Cette indépendante l’identifiait comme tel. C’est plutôt rare parmi les appels ; mais ce type d’observation pourrait grandir au fil du temps. Pourquoi consacrer ces montants aux fournisseurs énergétiques ? C’est en tous cas la perte de sens que je décèle pour le moment.

Observe-tu des signes de mal-être physique (troubles du sommeil, irritabilité…) ?

Je dirais, pas encore. Chez certains, il y a l’obtention des aides régionales qui leur permettront de passer l’hiver. Mais pour une partie des entrepreneurs, les aides annoncées risquent de ne pas être suffisantes.

Pour le moment, les aides sont plutôt perçues comme une manne qui va s’ouvrir ?

Oui, pour l’instant, il y a quand même une forme de patience par rapport à la mise en place des primes. Même depuis l’annonce des aides, il n’y a pas eu de forte augmentation au niveau des demandes que l’on reçoit. Les indépendants les plus impactés par la crise savent qu’ils devront encore attendre quelques mois avant de recevoir une aide, ils vont faire le dos rond jusque-là.

Comment les conseillers perçoivent-ils leur rôle en période critique (Covid ou autre) ?

Cela a été difficile pendant la crise sanitaire parce qu’on avait énormément d’appels, qui tournaient quasiment toujours autour de la même chose : le Covid. Cela nous a demandé un gros effort d’endurance. La période de post-crise nous a permis de récupérer. Depuis quelques mois, nous sommes revenus à un niveau d’appels normal. Nous avons aussi engagé du personnel. On tient le coup et le moral est bon. Mais nous sommes conscients qu’une nouvelle période de rush s’annonce. Heureusement qu’il y a eu cette accalmie entre les deux crises. Sinon, cela aurait été vraiment compliqué.


Propos recueillis par Valérie Decruyenaere, Chargée du projet 7 Jours Santé